Comment les réseaux sociaux ont tué le storytelling de nos vacances
L’art perdu de la carte postale.
Fin août. Retour de vacances. Pousser la porte de chez soi. Renifler l’odeur de la poussière tombée pendant l’absence. Se sentir presque étranger dans ce lieu que l’on a abandonné pendant trois semaines. Une valise à défaire, un frigo à remplir. Rien pour nous empêcher de prendre la fuite. Le coup de grâce est apporté par la méchante boîte aux lettres gorgée de factures et de fascicules pour restaurants japonais.
J’adore recevoir des cartes postales. En écrire aussi. Mais après quelques années de lutte, j’ai fini par me soumettre à la tendance générale : le cliché hashtagué à outrance, posté sur les réseaux sociaux. Même en fermant les yeux sur mon canapé, je peux voir défiler les rosé-piscines (avec ou sans coucher de soleil), les bougainvillées et maisons blanches helléniques, les plages pimpées au filtre Crema. Les mêmes instantanés partout, toujours.
J’aurais dû faire comme le poète Paul-Jean Toulet : m’écrire des cartes à moi-même. Et les ranger dans un beau coffret en laque rouge. Seule, dans mon salon, j’ai envie d’entrer en résistance contre l’uniformisation, de donner envie aux gens de se raconter à nouveau sur ce petit rectangle en carton si plaisant. Car oui, tout le monde aime recevoir des “Bons baisers de Saint-Tropez ”.
Martin Parr, Grand Palace, Bangkok, 1998.
Selon la direction de La Poste, les courriers confiés par les clients diminuent de 7% chaque année. En 2008, 18 milliards de plis ont transité dans leurs centres, 9 milliards en 2019, soit 2 fois moins. Nous n’avons pas de chiffres précis pour les cartes postales puisque certaines sont expédiées sous enveloppe, mais d’après les fabricants les ventes ne cessent de diminuer depuis le début des années 2000.
Celles et ceux qui comme moi ont connu l’avant Internet peuvent l’affirmer avec cet air mélancolique (que l’on attrape à la trentaine) : les cartes postales, c’était quelque chose. Une tendre attention, souvent amusante. Un petit bout de roman. “Sinon il fait beau, mais on se fait chier à mort” m’a-t-on savoureusement écrit dans les années 90. Je suis certaine que sociologues, écrivains et cinéastes se disputeraient mon butin de cartes postales.
Carte issue du trésor personnel, datée de juillet 1998.
Je voudrais revenir à cet été 1998. Lorsque adolescents nous nous promettions de nous raconter nos péripéties estivales. Et qu’un tas de courrier nous attendait à la maison. Des cartes sous enveloppe ou non, selon l’importance du propos. Certaines étaient codées ou à ellipses pour contrecarrer l’indiscrétion parentale. On avait passé de longues minutes à choisir l’image et les mots. On nous parlait de vacances (extra)ordinaires qui ne seraient jamais les nôtres et c’était tant mieux.
Je tape “carte postale” dans mon moteur de recherche. J’apprends qu’il existait autrefois un langage secret des timbres pour les amoureux. Un timbre rouge à l’endroit ? “1000 baisers”. Un bleu à l’envers ? “Votre amour me ravit”. (Si seulement nous avions eu connaissance de cela en 98 !) Je remarque également beaucoup d’articles de la presse quotidienne relatant des histoires de courriers de vacances égarés par La Poste et remis des décennies plus tard à leurs destinataires. Séquences émotion et nostalgie. Beau comme du Amélie Poulain. De quoi soulever une armée pour ma cause et redonner l’envie d’envoyer des dauphins rieurs de Douarnenez ou des natures mortes de bouillabaisse.
J’augmente le volume de mon enceinte dans mon appartement de 2021. La Carte Postale de la chanteuse Juliette Armanet. Comme elle je voudrais parler “des gens dehors/qui bronzent ensemble/comme des coquillages morts”. Je voudrais écrire même si l’on a rien à se dire, même si l’on ne sait pas quoi dire. Faire un dessin de soleil. Rédiger de travers et en tout petit car il ne reste presque plus de place pour dire “je pense à toi”.