Figures libres

Photographie de Bernard Lipnitzki.

3 vies romanesques à Saint-Germain-des-Prés.

Certains viennent traquer les spectres de Boris Vian, Serge Gainsbourg ou Juliette Gréco. D’autres comme moi aiment aussi rencontrer des esprits moins célèbres : ceux des arts décoratifs. Antiquaires, éditeurs de tissus, de papiers peints et de mobilier peuplent ce territoire où une enseigne, un coin de rue, une plaque suffisent à évoquer les histoires de personnages extraordinaires.

Laissez-moi vous embarquer pour une visite guidée hors des circuits touristiques. À la découverte de mes fantômes de Saint-Germain-des-Prés.

Près de la place de Furstemberg, un nom s’étale en lettres dorées au-dessus de ce qui ne pourrait être qu’une simple marque de tissus d’ameublement : Jim Thompson.
La destinée de son créateur est pourtant digne d’une série Netflix. À commencer par sa disparition inexpliquée en 1967 dans la jungle malaise. À l’heure de la sieste, tandis que ses amis dorment à poings fermés, Thompson part pour une marche dont il ne reviendra jamais. Assassinat ? Kidnapping ? Attaque de tigre ? Acte volontaire ou accident ? Aucunes de ces thèses ne peuvent être écartées.

Mais qui était Jim Thompson ? Un Américain issu d’une famille aisée qui connaîtra une deuxième vie à 40 ans. Beaucoup plus trépidante. À la fois collectionneur acharné d’antiquités asiatiques, promoteur du renouveau de l’industrie de la soie en Thaïlande et ami des mouvements d’émancipation en Asie du Sud-Est, ce mondain élégant cachait aussi sous son costume un passé d’agent secret de l’OSS (ex CIA)…

On comprend donc aisément pourquoi l’écrivain Vincent Hein lui consacre tout un roman. Pour tenter de percer le mystère. Ou s’en imprégner encore et encore.

L’énigmatique Thompson posant près de ces soieries qu’il aimait tant.

Virage à 90° dans la rue Jacob. On accélère jusqu’au prochain croisement. Si aujourd’hui se dresse la boutique acidulée de Ladurée, hier c’était une devanture noire qui attirait les esthètes de l’époque (Bergé, Saint-Laurent, Sagan, Cocteau et Malraux en tête). Tous venaient voir la “Magicienne”.

Bien qu’on ne l’enseigne pas en école d’arts appliqués, Madeleine Castaing, qui s’est éteinte en 1992, demeure une influence majeure pour des générations d’architectes d’intérieur. Car Castaing c’est un certain esprit de la décoration. Liberté, audace et créativité seront les piliers d’un style qui portera son nom. Madeleine ne fait rien comme tout le monde : elle se marie à 15 ans avec Marcellin -son amoureux de vingt ans son aîné -, ouvre sa propre boutique à Saint-Germain-des-Prés puisque sa maison est occupée par les Allemands, invente des couleurs et mélange effrontément meubles Directoire avec imprimés léopard.

Ce personnage hors normes méritait bien un portrait peint par son grand ami Chaïm Soutine. Bien mieux qu’une page Wikipédia, non ?

“La Petite Madeleine de la décoration” immortalisée par Soutine.

Bifurquons dans la rue Bonaparte pour atteindre le n°21 sous lequel on peut lire : “Eileen Gray. Architecte designer irlandaise (1887-1976) a vécu dans cet immeuble”. Une plaque comme un hommage tardif à celle qui fut longtemps éclipsée et négligée dans un monde d’hommes.

Fille d’aristocrates, Eileen Gray fuit le Londres étriqué de 1907 pour vivre une existence émancipée à Paris où elle se forge une réputation sans pareil de designer Art Déco. Sa galerie attire le gratin lesbien et son amante, la chanteuse Damia pour qui elle dessine même le fauteuil “Sirène”. Prolifique et novatrice, Gray livre son chef d’oeuvre en 1929 : la villa E-1027 à Roquebrune-Cap-Martin, conçue avec son ami/amant l’architecte Jean Badovici. Cette construction moderniste visionnaire ne manquera pas d’attiser la jalousie du Corbusier - ami du duo - qui y peindra des fresques sans l’accord d’Eileen Gray…

Ruminait-elle encore cet affront (un parmi tant d’autres) durant les dernières années de sa vie rue Bonaparte ? Faute du renouvellement de sa concession au Père Lachaise, ses cendres ont été dispersées. Mais son esprit habite toujours au 21.

Une des rares photographies de la singulière Eileen Gray par Berenice Abbott.

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